Opium, gloire et tripailles [Ian]



-39%
Le deal à ne pas rater :
Pack Home Cinéma Magnat Monitor : Ampli DENON AVR-X2800H, Enceinte ...
1190 € 1950 €
Voir le deal

Partagez
 

 Opium, gloire et tripailles [Ian]

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas 
AuteurMessage
Invité
Anonymous
Invité
MessageSujet: Opium, gloire et tripailles [Ian]   Opium, gloire et tripailles [Ian] I_icon_minitimeMar 21 Mai - 5:21

J'ai mal. Sa race... J'ai mal. Du bout de mes doigts jusqu'à mon coude, mes veines charrient de la lave en fusion. Mon index et mon majeur sont aux abonnés absents et ne répondent plus aux injonctions pourtant solennels que je leur lance à se tenir droits. Je serre les dents sur le goût du sang et les restes de ma rage non consommée dans la mêlée.

Sous mes pas, le trottoir défile à grande vitesse. Autour de moi, tout est de plus en plus flou, de plus en plus lointain jusqu'à l'absence. Les bruits de la nuit urbaine s'éloignent en échos vaporeux. Dans mon esprit enténébré de gin, l'air du soir est devenu bruine ancestrale et l'éclairage poissard des lampadaires a prit des colorations d'outre tombe. Je suis d'un autre temps. Je suis un poète opiomane du 19ème, et je cours à en perdre mes jambes dans les ruelles assassines d'une ville noire et puante. À mes trousses, ils sont quatre : Le gros Gustave, dont je pourrais presque sentir l'haleine chargée d'absinthe me chatouiller la nuque ; Un grand sec au nez écrasé qu'on appelle Le Hussard dont la verrue sur le front ressemble à s'y méprendre à une tumeur cancéreuse ; Gino, dont la lame de rasoir scintille rien qu'à la lueur de la lune et bien sûr, Charlie La Crampe Coleman. Je ne suis plus tout à fait certaine de ce que je leur ai fait, mais une fois de plus, ils veulent ma peau. Au milieu de la rue, une calèche avance pesamment vers moi. Comme une flèche, je bondis sur le muret. Les chevaux hennissent et se cabrent quand je passe à coté d'eux. Le cocher me lance un juron oublié par le temps. Derrière, au coin de la rue, les quatre soiffards ont surgit en beuglant de concert. Dans quelques instants ils seront sur moi et je pourrais dire adieu à mon grand œuvre, mon cher recueil restera pour toujours inachevé dans la mansarde sombre rue du Vieux-Colombier que je loue à monsieur Lassègue depuis seulement deux mois... Vais-je réellement lancer mon dernier soupir au ciel étoilé de Paris ? Une pensée furtive accompagne une seconde ma course folle. Je veux revoir l'aube se lever derrière les toits et colorer de rose les ardoises grises et la fumée des usines. Je veux entendre à nouveau les trilles du rossignol et les notes insolemment douces du violon de Marie.
Dans un geste qui me surprend moi même et sans véritablement y penser, j'administre une claque sèche et péremptoire sur l'arrière train du cheval à ma portée en poussant un hurlement sauvage. La bête s'emballe aussitôt. Le cocher hurle en tirant sur les rênes mais il est déjà trop tard. La calèche s'ébranle. L'attelage s'élance brusquement en direction de mes agresseurs du soir dans un tonnerre de claquements de sabots. Je reprends ma course, en riant à gorge déployée à l'entente des cris de panique du gros Gustave. J'imagine la scène de leur fuite affolée alors que je dévie ma course dans la rue des oliviers. Quelques enjambées plus tard, je suis tapie sous le proche de mademoiselle Jeanne. Elle entrouvre sa porte, et les effluvent de son parfum de rose me saisissent les sens. Elle m'accueille de son sourire mutin. « Où as-tu encore été trainé, joli monsieur ? Aller entre, la soupe est encore chaude »...

… Quand je reprends conscience, c'est la douleur que je perçois en premier. Je suis affalée sur le trottoir, et quand je me redresse, mon arcade sourcilière me rappelle son existence en gouttant rouge sur le bitume. J'ai mal. À la main droite.
Je jette un œil à la rue déserte. Les abords de First Hill sont impitoyablement dépeuplés une fois la nuit tombée. Je me souviens que personne ne me poursuit. Personne n'a juré ma mort, et aucune gloire dans ma fuite. Derrière moi, la poubelle renversée dans mon délire me rappelle que les chevaux ne tirent plus de calèches depuis longtemps. À grand peine, je m'assoie sur le sol froid et insensible. Je veux me frotter les yeux, mais la pointe de douleur autour de ma pommette m'en dissuade rapidement. Je me souviens que je suis à mille lieues de Paris. Je me souviens que je ne suis pas le dernier des romantiques. Et bien sûr, je me souviens que de toute mon existence, je n'ai pas écrit le moindre fichu poème.
La vie est décidément bien plus tragique qu'épique.

Ce soir, c'est au bar des frères Foster que je suis allée noyer ma connerie. Je replonge dans mes vieux démons depuis que j'ai buté Sanjivani Mohana. J'ai refourré le nez dans le V. juice, et le manque me provoque des crises d'angoisse et quelques hallu'. Pourtant je n'y ai pas retouché depuis la mort de la starlette aux longues dents, c'est le seul shoot que j'ai pris depuis mon sevrage forcé. Mais vous savez ce que c'est. Un junkie repenti aura toujours un pied dans les vapeurs.
J'étais arrivée vers 22 heures, pour profiter de ma soirée de relâche mensuelle et me changer les idées à la suite d'une journée globalement aussi merdique que les autres. Je prévoyais de me coller une mine pénarde, accoudée au comptoir des fatras de gouttière, à pester farouchement contre les derniers évènements mondains de cette vieille Seattle. Mais il faut croire que le sort en a décidé autrement. J'étais déjà bien pintée quand Charlie La Crampe a passé la porte. Charlie, c'est un type avec qui je bosse de temps en temps aux entrepôts des docks quand il y a des inventaires à faire. C'est même mon supérieur direct. Charlie fait partie de ces gens qu'un soupçon de pouvoir fait frétiller le caleçon. Ça lui donne le droit de m'appeler « poulette » et de me caler des mains au cul en lâchant des vannes salasses. Moi jusque là je fermais ma gueule, car, comme on dit, la raison du pognon est toujours la meilleure.
Mais pas ce soir. Je ne sais pas si c'est l'alcool, la sensation de manque ou l'accumulation des signes du destin ces derniers temps, mais quand Charlie m'a pincé le téton en ricanant, il s'est pris un pain d'une violence à dévisser les rotules d'Hercule... Et mes phalanges. La bagarre était lancée. Le chaos. Une ode à la violence urbaine. Une symphonie du massacre. Sang et tripailles... Du moins c'est ce dont mon esprit embrumé se souvient. Et c'est ainsi que je me retrouve en route pour les urgences à 3 heures du mat'. En temps normal, j'aurais laissé les bleus désenfler, mais les effets de l'alcool retombant, la douleur lancinante qui s'est installée de façon persistante dans mes doigts m'a forcée à reconsidérer ma fin de soirée prévue à panser mes plaies sur mon canapé. Pourvu que ça soit pas cassé... Cet espoir crétin m'accompagne alors que je franchis le hall d'entrée.
Une infirmière mal dégrossie m'accueille d'un œil apathique et me bougonne d'aller m'assoir en salle d'attente, on va s'occuper de mon cas. Je demande si je peux avoir un doliprane pour patienter, mais elle me rétorque sèchement que vu mon cas, c'est clairement inutile.

Allez vous assoir. Ça ne sert à rien, un médecin va s'occuper de vous très vite.

Non mais vous pouvez vraiment pas me filer un anti-douleur ? Je vous jure, je douille sévère là...

Pourquoi faut-il que les choses les plus simples soient toujours compliquées avec l'administration ? En parlant, je remarque que le filet de sang qui s'écoule de ma lèvre vient goutter sur le lino blanc. Je m'essuie la bouche d'un revers de manche.

Je vous dis que ça ne sert à rien ! De toute façon, je ne suis pas habilitée à délivrer ce genre de choses.

Ah bon, et t'es habilitée à quoi connasse à part remplir des sudoku ?

Je suis encore un peu éméchée. Je l'ai senti quand mon timbre est monté dans les aigus. Elle me lance un regard choqué alors que sa main glisse vers le téléphone.

Non, mais c'est bon, laisse tomber.

Je prends la direction de la salle d'attente d'un pas incertain. Vide. Aussi déserte qu'une assemblée générale au parti communiste. Je jette un dernier coup d'œil mauvais à miss Habilitée qui me scrute avec méfiance avant de me résigner à poser mes fesses sur un siège métallique. Ma longue et douloureuse attente commence.
Sur la table basse, Théobald de Navarre et Cherry Page me sourient de toutes leurs dents blanchies par les soins d'une esthéticienne que j'aimerais tondre.
Revenir en haut Aller en bas
Invité
Anonymous
Invité
MessageSujet: Re: Opium, gloire et tripailles [Ian]   Opium, gloire et tripailles [Ian] I_icon_minitimeJeu 23 Mai - 2:21

Je n’aime pas bosser de nuit.
Je n’aime pas être professionnel lorsque Dame Lune montre le bout de son nez.
Je n’aime pas l’ambiance mortifère de l’hôpital une fois que le soir est tombé.

Et pourtant, dieu sait que je ne suis pas un toubib casse-burnes. Je ne note pas scrupuleusement toutes mes heures supplémentaires. Je travaille tant qu’il me reste des choses à faire, arrive parfois en avance, et repars bien après la limite qui m’était assignée sur mon contrat. Je suis un médecin, je me suis consacré aux autres, je dois être disponible, présent et attentif, etc, etc. Certes. Là-dessus on est bien d’accord. Mais PAS la nuit, bordel de merde.
Le docteur Tyker est le Doc de garde en temps normal. Sauf que le docteur Tyker, le gentil et résigné docteur Tyker, qui vient à peine de passer la trentaine et qui déjà s’avère aussi fade que les ancêtres de soixante balais golfeurs et cyniques, a atteint le stade suprême du parcours de vie réussi selon les magazines féminins et les médias d’aujourd’hui. J’entends par là que le docteur Tyker est devenu Papa. Bah ouais, attendez. Marié à vingt-sept ans, ce petit prototype de l’Américain modèle avait attendu patiemment la fin de ses études pour épouser la dulcinée rencontrée juste après le lycée. Une ravissante demoiselle, aux dents bien blanches et au sourire radieux, à la coiffure dite « moderne » et toujours au top de la mode, ce qui signifiait forcément une contribution vitale de la part de son toubib de mari dont les chèques de fin de mois faisaient le bonheur des beaux-parents et de la p’tite en question. Bref, ça valait bien le coup de faire un gosse tout ça, non ? Et puis vous comprenez : le temps file ! Oulàlà. C’est qu’il faut assurer l’avenir, hein ! Et puis après s’être trouvé une aussi gentille fille, faut que le bambin débarque. Avec la chambre d’enfant toute prête pour lui. Bleue, hein. Bien sûr. Ben oui voyons, c’est un petit garçon ! Allons, va pour le bleu, donc. Et puis il ne faut pas oublier de demander des congés paternités. Pour s’occuper du bébé, lui changer les couches, aider la Maman dans les tâches quotidiennes… lui donner le sein, aussi ? Ah non ? Pas encore ?

Bref. Tout ça pour dire que je m’ennuie, quoi. Il n’y a pas grand-chose à faire lorsqu’on est médecin de garde la nuit. La bonne planque selon beaucoup. La mort, pour moi. Les infirmières tournent plus ou moins activement, vérifiant que les pansements tiennent, que les patients dorment, ou répondant aux appels de ceux qui, victimes d’insomnie ou tout simplement désireux d’emmerder le monde, les réquisitionnent en abusant de leur patience. Et puis je suis fatigué. Ce n’est pas mon rythme. J’aurais aimé être allongé dans mon lit, vaincu par le sommeil. Pas de sorties en prévisions. Juste une bonne soirée télé digne du célibataire endurci que j’étais. Des fois, ça ne fait pas de mal. Mais rien. Rien pour m’occuper les mains et l’esprit, pour me tenir éveillé. C’est à croire que Seattle a décidé de se tenir sage, cette nuit. Quoique … Peut-être ai-je parlé trop vite. On m’appelle du côté des urgences. Il n’est pas rare que j’ai à faire la navette entre elles et mon propre service. Sous-effectif, merci bien. Sans conviction, j’ai donc marché à travers des couloirs plus tristes qu’un cimetière jusqu’à la salle d’attente qui détonne par son calme inhabituel. C’est de là que m’a appelé Laura. Je ne l’aime pas beaucoup. Aguicheuse, le type même de l’infirmière dont le fantasme suprême consiste à se taper ses collègues toubibs. Qu’ils aient vingt ans ou cinquante-cinq balais, ça ne fait aucune différence. Affichant un maquillage criard qui, sous l’effet des néons, lui prodigue un air remarquable de tapineuse débutante, je me réjouis de ne pas avoir à faire à elle dans mon service de jour. Ca me ferait mal. Mais bon… Diplomatie oblige, je me force à sourire quelques secondes. Mon cas, lui, semble replié et bougon sur une chaise aussi inconfortable que l’est ma position en ce moment.

Et mon cas ressemble surtout à un brin de fille solide et volontaire. Elle semble grande, même assise. Ses cheveux sont aussi agressifs à mes yeux que son expression reflétant une douleur et un agacement perceptibles, sans qu’elle ne se répande pourtant. Peut-être se contient-elle. Peut-être pas. Quoiqu’il en soit, j’ai comme la sensation que les prochaines minutes seront plus divertissantes à elles seules que l’ensemble des nuits que je me taperai encore en une semaine. L’instinct. Ce putain d’instinct qui me fait parfois défaut et qui s’amuse à ressurgir quand je m’y attends le moins.


« Bonsoir. »

Minimum syndical. Voix basse, rendue rauque par la fatigue et un peu terne. Je m’approche, notant le sang qui a coulé le long de sa peau. L’angle de son bras. Agression ?

« C’est moi qui vais vous prendre en charge à partir de maintenant. Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ? »

Je. Déteste. Ca.
C’est PAS mon PUTAIN de job !! Je suis qu’un généraliste, moi !! Je ne travaille pas avec des peigne-culs de standardistes qui se tournent les pouces six heures sur sept ! Oh oui, elles préfèrent le docteur Tyker. Il est plus beau, plus jeune, plus souriant – plus niais quoi, en fait… -, plus coulant, plus détendu… Et surtout, avec lui, la communication se fait plus facilement. Il s’occupe des cas qu’il peut maîtriser et redirige les autres vers ses collègues non moins désoeuvrés que moi. Décidément, le gendre parfait, ce type. Ne me sentant pas dans mon élément et de plus en plus énervé par cette situation absurde, je rajoute au cas où les informations d’usage, rabâchées mille fois
:

« Selon votre réponse, je m’occuperai de vous ou vous conduirai dans le service approprié. »
Revenir en haut Aller en bas
Invité
Anonymous
Invité
MessageSujet: Re: Opium, gloire et tripailles [Ian]   Opium, gloire et tripailles [Ian] I_icon_minitimeVen 24 Mai - 2:10

Plic... ploc... plic... ploc...
Le clapotis résonne dans le tunnel plongé dans l'obscurité. Il fait froid, mes chaussures sont trempées, je ne sens plus mes pieds. La forte odeur de moisi me donne l'impression de se coller en crépis sur mes parois nasales. La nausée tapie au fond de ma gorge se tourne et se retourne comme un petit animal malade. J'ouvre les yeux sur un canal d'égout à peine éclairé de la lueur vacillante de ma lampe frontale. Je suis assise sur le petit rebord, les pieds à quelques centimètres de l'eau noire et vaseuse. Des détritus glissent lentement à la surface. Sur la rive en face de moi, deux rats se disputent les restes d'un de leurs congénères. Mon corps transi est parcouru de frissons incontrôlables.
Cela fait des heures que je les attends. Ils auraient déjà du être là.
Je serre ma main blessée contre moi. Je peux la sentir palpiter alors que le sang continue d'imbiber mon bandage de fortune... Les salopards. Pourtant, rien n'était laissé au hasard, on avait prévu le coup depuis des lustres. Le braquage se déroulait à merveille, les sacs débordaient de billets. Tout était réglé comme du papier à musique, et chacun connaissait sa partition. Je ne sais pas qui a prévenu les vaches. Ils ont déboulé alors qu'on allait sortir et les coups de feu ont commencé à pleuvoir. Très vite, j'ai vu Mickey tomber à mes pieds, la poitrine trouée par trois impacts. J'ai couru me planquer derrière un pilier du hall. Jimmy a paniqué, il gueulait comme un perdu qu'on allait tous y rester. Enfoirés de flics... Ils l'ont abattu alors qu'il dévalait les marches de sortie en braillant. J'ai abandonné le butin et j'ai filer vers les chiottes. J'ai été à découvert un quart de secondes, mais ils ont visé juste les fils de chiens. Tant bien que mal, ignorant la douleur, je me suis extirpée par la fenêtre des chiottes. Je crois que Léo aussi s'en est tiré, mais j'ai aucune idée de là où il se trouve maintenant.
Notre point de rendez-vous, c'est ici, pile sous l'angle de la huitième et de l'avenue du 4 juillet. Je me suis pas plantée, je suis sûre d'y être, bientôt ils vont arriver, et ils vont me faire remonter dans la ruelle où m'attendra la fourgonnette. Bientôt, je verrais le doc et il me retirera ce pruneau que j'ai dans la main. Bientôt je serais au chaud, je serais loin de cette putain de ville. Bientôt...
Soudain, à quelques mètres en aval, un bruit dans l'eau me fait sursauter. Surement un putain de rat.
J'essaye de me caler un peu mieux, mais chaque mouvement se répercute dans mes doigts meurtris... Grouillez les mecs, j'vous en supplie, sinon j'vais crever de froid en me vidant de mon sang comme une foutue vermine. Les secondes s'égrainent comme des heures. Et à nouveau ce bruit de remous au fond du canal. Quelques bulles remontent à la surface. Je me penche en avant pour jeter un œil. L'onde est opaque. Presque immobile. Je vois rien. Trop sombre. Les gargouillis nauséabonds reprennent et je me penche d'avantage...
Gloup, gloup...
Une gigantesque mâchoire remplie de dents acérées surgit des profondeurs. Dans un réflexe paniqué, je file un puissant coup de pied vers la bête de l'enfer venue happer ma derrière heure...

… Théobald de Navarre et Cherry Page volent à travers la salle d'attente. La table basse recule sous le coup de savate que je viens de lui porter dans un raclement sourd. J'ai le cœur qui bat à cent à l'heure, le souffle au bord des lèvres. Autour de moi les couloirs résonnent encore de mon accès de dinguerie. À travers la vitre, la réceptionniste me regarde avec cette crainte instinctive que l'on ressent parfois face aux siphonnés agressifs. A l'évidence, elle hésite à opérer un replis stratégique vers les étages. Je me sens comme obligée de me justifier.

Ouais, non, mais y m'a énervée, que je lui lance en désignant le magasine du menton.

Deux hallu' en moins d'une heure. Mon cas empire, voilà qu'elles sont de plus en plus réelles. Ça ne m'était plus arrivé depuis ma faste période avec Baxter. Ou Lester. Putain, c'était quoi son nom déjà ? Merde... Comment le manque peut-il être aussi fort alors que je ne touche plus au V depuis plus de 6 mois ? Mohana c'était une erreur, c'était une exception, c'était... une très grosse erreur.
Je jette un œil à la pendule sur le mur en face de moi. Seulement dix minutes que je suis là. Ou plutôt, déjà dix minutes que je suis là. Qu'est-ce qu'il foutent nom de dieu ?! Y'a personne dans ce rade ! Tiens, c'est vrai ça... Y'a personne. Étrange pour une nuit aux urgences de Seattle. Un frisson me parcours l'échine. La dernière fois que je suis venue ici, c'était pour accompagner un pote qui s'était enfoncé un tesson de bouteille dans le pied alors qu'on rentrait du Bunny – Il avait enlevé ses chaussures parce qu'il avait chaud qu'il disait. Parce que l'exta, ça fait suer des mains et des pieds, voyez-vous. La salle d'attente était bondée. Bébés qui pleurent, vieillards qui toussent, un gonz' la tête en sang... Un vrai carnaval des éclopés.
Mais là, personne. Pas un bruit. Je reprends un semblant de contenance en ramenant la table vers moi pour poser mes pieds dessus.

Tic, tac, tic, tac...

Plus ça dure et plus j'ai mal. Signe que l'alcool déserte progressivement mon organisme. Tic, tac.. Bientôt je serais claire. Une perspective qui est loin de me réjouir.
Des pas dans le couloir me tirent de mes méditations solitaires. Pas trop tôt, y'en qui crèvent ici !
Le doc affiche une fin de trentaine sémillante, du genre à faire gaffe à lui en toutes circonstances. La mécanique bien huilée avec laquelle il s'adresse à moi me ferait presque pitié pour lui : c'est pas l'éclate tous les jours son job. M'enfin, quand je me regarde, on peut pas dire que je vaille beaucoup plus.

Dites, le temps d'attente, il comprend votre formation ?

Un peu trop sec comme réponse. Bien joué Tess. Cet homme va peut-être tenir la vie de ta main entre les siennes dans les minutes qui suivent, et tout ce que tu trouves pour entamer la conversation c'est cette remontrance qu'il a déjà du entendre ici des milliers de fois. Oh, et puis zut, on va dire que c'est l'alcool qui parle. J'essaye de faire passer la pilule d'un sourire maladroit avant de lever ma main droite défectueuse, la laissant pendre à hauteur de mon oreille et de la pointer de mon index valide.

Là. Ch'crois c'est cassé.

Je me lève avec toute l'agilité dont est capable l'ours post-hibernation. Je sens l'entaille de mon arcade me couler dans l'œil et sur la joue. Celle de ma lèvre semble se tenir à carreau. Je lève les yeux au ciel et ajoute dans un soupir :

Foutus escaliers trop cirés.

Crédible, crédible...
Revenir en haut Aller en bas
Invité
Anonymous
Invité
MessageSujet: Re: Opium, gloire et tripailles [Ian]   Opium, gloire et tripailles [Ian] I_icon_minitimeDim 26 Mai - 4:31

Oulà.
Non. Non, commence pas à me prendre la tête toi. Vraiment. C’est un peu ce que la paire de saphirs qui me sert de regard pourrait retranscrire dans une langue compréhensive, voire parlée. J’aime pas me faire houspiller par mes patients. Et encore moins quand il est plus de trois heures du mat’, que j’me fais chier comme un rat mort, et qu’en plus je suis de mauvais poil à la base. Curieusement, d’étranges idées teintées de seringues à l’aiguille épaisse ou de scalpels rouillés parasitent mes pensées quand je me trouve face à la « jeune femme » qui n’a de « jeune femme » que le nom, dans un état pour le moins … spécial. Elle cause. Elle me montre son membre douloureux auquel j’accorde une vague attention. Juste histoire de repérer où est le problème, en gros. Mais très vite, le toubib s’éclipse au profit du bouffeur de trèfles tout droit sorti des environs de Providence
.

« Okay. Alors déjà j’crois qu’on s’est pas compris. »

Un pas, deux pas vers elle qui s’est levée. Plutôt chouette d’ailleurs comme initiative, parce que ça m’arrange. Me plantant face à la greluche dont la haute taille me permet de ne pas trop baisser la tête, plus raidi qu’un manche qui aurait baigné dans une cuve d’amidon pendant une semaine, j’articule difficilement tant mes mâchoires sont crispées. Bon. Je le dis ou je le dis pas ? Je garde mon self-control ou je pète un coup et ça ira mieux après ? Je me tâte. Zen. Zen. Mais non. Ouais. Allez. En mode grande gueule, ça fait pas de mal, non ? Puis il est tard, super tard. On a toutes les excuses du monde quand il est cette heure-ci. Tous les scandales se justifient, tous les secrets sont protégés, tous les jurons sont tolérés. Let’s go.
Et c’est ainsi, en cette nuit calme et paisible planant sur le CHU de Seattle que Laura eut la surprise de m’entendre clamer d’une voix grondante et gagnant en puissance au fur et à mesure que je parlais
:

« Alors : Petit 1) Je suis toubib. Pas coursier. Je n’avais pas rendez-vous dans cette salle des urgences en votre charmante compagnie à cette heure précise. Malheureusement pour moi, et peut-être aussi pour vous, ça s’appelle du hasard. Ou dans notre cas, je préférerais l’appeler : infortune.
Petit 2) Vu les années d’études que je me suis entubé pour être ici présent à devoir réparer des baltringues dans votre genre, si j’étais vous franchement : j’me la fermerai et je ferai profil bas en gardant mon cul posé sur la chaise sans faire d’histoire et sans emmerder le monde ni les infirmières de garde.
Petit 3) Si vous êtes pas contente du service qu’on vous propose ici, tirez-vous ailleurs et faites-vous éclater la tronche complètement, cette fois. Je sais pas, un bon coup sur le crâne ça aura peut-être l’avantage de vous faire capter qu’on n’est pas à votre disposition et surtout que vous êtes pas la seule imbécile dans cette putain de ville qui trouve le moyen de ramener son CUL A CETTE HEURE-CI DANS LE SERVICE !
PETIT 4)… !
»
« Docteur… »
« QUOI ?! »

Laura recula d’un bond. Tiens, depuis quand elle était là, elle ? Sa mine apeurée et la vue de deux personnes décontenancées à ma vue qui marchaient à cet instant dans le couloir eurent le mérite de me faire un peu redescendre. Faut vraiment que j’arrête le café. J’suis pas fait pour ça… Puis le café c’est de la merde, tout le monde me le dit. Non. Pas besoin de baisser les yeux pour sentir le bout de mes doigts trembler. Je frise l’apoplexie. Les yeux rouges et un peu hallucinés. D’un mouvement de la main, je calmai la standardiste qui jetait des coups d’œil inquiets vers notre formidable patiente du moment, un peu bougon :

« Ca va, ça va … C’est bon… »
« C’est que vous m’avez fait peur et … Enfin, vous êtes sûr que tout va … ? »
« CA VA, J’AI DIT ! »

Dans un couinement, elle préféra tourner les talons et s’enfuir sans demander son reste derrière son bureau. Au moins, des mots fléchés, ça ne criait sur personne et ça tenait sagement en place. De mon côté, je fermai mes paupières. Cinq secondes. Le temps de faire le vide et d’expirer un bon coup. Vite Doc, reviens…
Quand j’eus à nouveau la blessée dans les yeux, c’était plus las que jamais mais au moins … déchargé, soulagé d’un poids. Du bout des doigts, je saisis son menton et le lève à ma portée. Sa tempe… Hum, ça aurait pu être pire. Son bras… Foutu par contre. Va falloir recoller ça
.

« C’est drôle le nombre de gens qui tombent dans les escaliers en pleine nuit… Faut croire qu'ils voient rien, dans le noir. Mais c'est zarb, quand même. Enfin,il me semblait pourtant qu’on en était tous arrivés à l’électricité et à l’eau courante, dans le coin, mais ma foi. Je peux me tromper. J’ai dû confondre avec les Pakistanais, autant pour moi. »

Un soupir de plus m’arracha la gorge, avant que je fasse demi-tour, l’invitant à me suivre.

« Venez. Et soutenez votre bras blessé. J’vais voir ce que je peux faire. »
Revenir en haut Aller en bas
Invité
Anonymous
Invité
MessageSujet: Re: Opium, gloire et tripailles [Ian]   Opium, gloire et tripailles [Ian] I_icon_minitimeLun 27 Mai - 17:28

Oulà.
Je n'aurais pas du me lever si vite. Je comprends soudainement que si l'entaille de ma lèvre semble se tenir à carreau, c'est juste parce que j'avale le sang qui en sort depuis un quart d'heure. L'idée me fout la gerbe. Je ressens cette même nausée poisseuse et collante que quand je me trouvais sur le bord du canal d'égout tout à l'heure... Où étais-ce un rêve ? En tout cas la bestiole tapie au fond de mon estomac commence à faire des vagues. Elle se réveille. Je l'imagine, étirant son petit corps tiède et visqueux dans mes entrailles, frémissante de salacité. Et elle commence à tourner. Lentement d'abord, puis accélérant avec une régularité monotone. Elle entraine avec elle la pièce qui m'entoure. Et ce n'est pas bon. Non, ce n'est pas bon. Je respire une grande bouffée d'air, fixant un point de fuite imaginaire derrière le doc, aspirant cet air que je me visualise parfaitement stérile pour le laisser emplir mes poumons et calmer l'animal qui s'agite. Je cligne des yeux pour chasser cette impression que le monde autour de moi se fait la malle. Mon doc me dit quelque chose... On s'est pas compris ?...Hein ? D'où qu'on s'est pas compris ?
Je fais tous les efforts possibles pour rassembler mon verbe perdu quelque part entre la bête qui tourne et celle qui va me bouffer afin de lui expliquer que c'est à la main que j'ai mal, en pensant bien cette fois à préciser que je ne peux plus remuer mon majeur ni mon index. Alors que j'ouvre la bouche pour lui répondre, voilà qu'il avance sur moi au pas de charge pour venir se planter à quelques centimètres de ma trogne. Je louche un peu sur lui histoire de le voir plus net, retroussant ma lèvre supérieur dans un rictus de mise au point.

Euh, vous...

Mais je n'ai pas le temps de seulement commencer ma phrase. C'est un déluge qui s'abat sur moi. Un flot de fiel, contenu depuis ce qu'il semble bien être des années passées à torcher des vieux, me tombe sur le coin de la gueule comme la misère sur le pauvre monde. Le souffle du dragon exhale des vapeurs de café, noir et serré, ce que mon petit animal interne prend cette fois-ci pour une véritable déclaration de guerre. Dans la bourrasque, je comprends finalement ce qui me vaut l'honneur : Je n'aurais pas dû, ah ça non je n'aurais pas dû avoir l'outrecuidance de me plaindre du temps d'attente. Je comprends aussi que je suis cordialement invitée à aller me faire démettre la face ailleurs si j'ouvre encore ma gueule. Dans la tempête, je n'ai pas même la force de répliquer, je laisse passer la soufflante, comme quand j'étais môme et qu'une nurse m'avait chopée en train de piquer dans les cuisines. C'est bizarre, j'ai cette même sensation de serrement dans la gorge, cette même petite crainte hargneuse de me prendre une volée. Ridicule. Certes, ce bon docteur La Furie ne va quand même pas m'en coller une dans la salle d'attente sous les yeux de miss Habilitée, et je n'ai plus huit ans, je sais rendre les coups, même avec les phalanges en vrac... Mais c'est plus fort que moi, instinctivement, je recule d'un demi-pas. Oulà... ça tangue, le sol n'est plus très droit.
Finalement, la tornade cesse aussi brusquement qu'elle avait commencé. La pouffe de l'accueil vient d'intervenir timidement, visiblement horrifiée par la scène de docteur Jekyll devenu mister Hyde. L'échange qui s'en suit s'avère peu reluisant pour la demoiselle.
Je me rends compte que ma mâchoire est toujours légèrement ouverte de ma phrase inachevée quand il vient me la clore d'un geste ferme pour examiner l'étendue des dégâts. Je le scrute en fronçant un sourcil perplexe quant à ce qu'il va advenir de ma trogne, alors que son regard sur ma tempe me fait l'effet d'un coup de scalpel. Et voilà qu'il se fout de moi, franchement, crétine que je suis de m'être ramassée dans des escaliers fictifs. J'lui dis ou j'lui dis pas qu'on m'a coupé l'électricité depuis une semaine maintenant pour factures impayées ? Non, j'lui dis pas, parce que ce serait vraiment trop pathétique, même pour moi.
Ma bestiole vit plutôt mal cette situation en tenaille entre son œil inquisiteur et ses effluves de café. Attention, j'adore le café. Je m'en prendrais des douches. Mais là, j'ai comme la sensation que ça redonne de l'entrain au manège dans mon estomac. Un ressac qui mélange bile, sang et gin frelaté. J'ai rien bouffé aujourd'hui, j'ai pas eu le temps. Quand il m'invite à le suivre, c'est décidé, j'lui saute dessus, j'lui fait la peau. Je vais quand même pas me laisser traiter de connasse sans réagir.

Mais alors que j'esquisse mon premier pas d'attaque, voilà que la bête enfonce ses griffes noires dans ma paroi stomacale. Le coup de grâce. Ça me plie en deux avant même d'atteindre la sortie de la salle d'attente. Je m'avachis contre le chambranle de la porte pour ne pas me vautrer, et je vomis tripes et boyau sur le ficus. Je sens mon ventre se crisper sous l'assaut, mon estomac se torsader de la douleur que lui inflige mon monstre. Ça me ravage la gorge, ça me brûle le palais. J'ai toujours su que le gin des frères Foster avait quelque chose de malsain. Quand mes contractions cessent, je sens que je suis en sueur autant que toujours en sang. Je garde mon front appuyé contre mon avant bras rescapé, les yeux fermés pour ignorer le malheureux ficus garni. Crois-moi, doc, t'as de la chance. Un petit rire nerveux et rauque s'échappe de ma gorge.

… Le bon docteur Jekyll a passé une sale journée pas vrai ?

Je ne bouge pas d'un centimètre. J'ai la sensation que ce coin de porte est tout ce qui me rattache encore à ce monde. Je marmonne, plus à l'intention du mur qu'à celle de mon auditeur probable.

Ou alors c'est seulement son petit quotidien de merde qui le rend agressif ?... Cela dit j'peux l'comprendre... Bosser de nuit... Quelle sinécure, mon con.

Je pense à mes propres extras qui m'emmènent parfois jusqu'au petit matin à servir des verres à la racaille envinassée du bas Seattle.

Allez, t'as raison va. Crache ta bile sur ma carcasse, j'l'ai surement cherché. Mais me fais pas porter le chapeau de tout c'que t'as raté dans ta vie.

Dans un élan mal assuré, je trouve le courage de me décoller de la porte. Je traverse la largeur de couloir qui me sépare du bureau de l'accueil. Je crache par terre le trop plein de sang de ma lèvre qui s'est bel et bien réouverte, avant de m'adresser à la réceptionniste enterrée sur sa chaise dans un sourire sarcastique, surement un peu rouge.

Désolée Blondie, t'es bonne pour la serpillère.

Puis je me retourne vers mister Hyde.

Allez quoi, doc ! T'as un putain d'boulot de rêve, non ? Tu fais surement frémir la culotte de ces dames ! que je lui lance en désignant Blondie d'un coup de menton. Elle est belle ta vie !!

Marre des cons. Ma main elle guérira toute seule. Ou elle guérira pas, j'm'en cogne. Je prends précautionneusement la direction de la sortie.

Pfff... Crève donc dans ton fric, en tout cas, t'auras pas le mien.

De toute façon, j'ai pas de quoi me payer l'hosto.
Un pas. La petite mélodie démarre dans me tête, j'essaye de la siffloter, mais pas moyen, ma lèvre doit être trop enflée. Deux pas. Mes oreilles commencent à siffler. Trois pas. Ma vision se brouille, sur les angles d'abord, en gris, puis partout, en noir. La sueur froide me remonte dans le dos. Quatre pas... Et c'est tout.

Je m'écroule dans un ralentis cinématographique sur la beauté éblouissante du sol d'un blanc virginal.
Revenir en haut Aller en bas
Invité
Anonymous
Invité
MessageSujet: Re: Opium, gloire et tripailles [Ian]   Opium, gloire et tripailles [Ian] I_icon_minitimeSam 15 Juin - 23:51

Oui, j’ai abusé. Oui, je n’aurais pas dû crier comme ça. Mais c’est trop tard, et les remords viendront bien après. Je les macérerai une bonne semaine en me répétant que ce n’est pas parce que les gens sont désagréables avec vous que vous devez forcément leur rendre la pareille. Les toubibs sont aussi là pour ça. Encaisser la mauvaise humeur du petit peuple dont les bobos du quotidien représentent une source d’angoisse, d’argent en moins et de mauvaises nouvelles à la chaîne. On ne doit pas crier. C’est comme avec un gosse. Il sait pas, l’petit. Cette femme, là, ne sait pas ce que j’endure depuis deux semaines. Elle n’en sait rien et n’a pas à le savoir. C’est mon histoire, ma vie. On ne mélange pas le privé et le boulot. On ne mélange pas le privé et le boulot. On ne mélange pas… C’est une faute. Une erreur. Je le sais déjà. Un bruit sourd de porte qui cogne contre le mur me fait me retourner aussi sec.
 
«  Merde… »
 
Elle s’est à moitié effondrée contre le battant, et avant même que je n’ai pu m’approcher suffisamment d’elle pour la soutenir, elle renvoie son dernier repas sur le lino jusqu’à présent impeccable, m’attirant une grimace de dépit. Je m’en veux d’autant plus. Ce n’est qu’une pauvre saoularde. Si ça se trouve, sobre, elle ne m’aurait pas tenue la même attitude. Autant hurler dans l’oreille d’un sourd. Sa remarque m’agace pourtant. Elle touche juste, et je fronce les sourcils, figé. Laura a sans doute déjà disparu de derrière son bureau, probablement partie en quête de nettoyer ce bordel.  Je ne sais pas. Je ne vois qu’elle, que cette future patiente qui débite lentement, calmement son venin à mon égard. Bien plus efficace que je ne l’ai été. Mais pas tout à fait dans le vrai. Elle se redresse, et je secoue la tête. Dingue. L’être humain me surprendra toujours. Même dans un état des plus lamentables, même parvenu au dernier degré de la déchéance, il sera encore capable de répliquer pour défendre sa fierté outragée. Je ne sais pas si je dois m’en sentir admiratif ou … perplexe. J’ai envie de la gifler. De prendre sa joue dans ma paume et de la renvoyer paître contre un mur quelconque. Cependant, je me suis changé en statue, au moins jusqu’à ce qu’elle ait fini sa belle diatribe. « Crève donc dans ton fric. » Ca, non. Désolé, mais non. Elle n’a pas le temps de s’éloigner, que déjà sa silhouette haute et fine s’échoue, s’avoue vaincue.
Je ne réfléchis plus. J’entends, vaguement derrière moi, une exclamation féminine à laquelle je ne prends pas garde. Agenouillé près de la jeune femme, mon bras entoure précautionneusement ses épaules
.
 
«  Eh… Restez avec moi… »
 
Du bout des doigts, je tapote ses joues. A force de trop tirer sur la corde et d’engloutir des litres d’alcool basse qualité, tu es en train de te bousiller toute seule, blondasse.
 
«  Au lieu de causer, essayez de rester avec moi… OH ! »
 
Je la soulève du sol, dans mes bras et veillant à ce que le sien demeure plus ou moins calé contre son ventre. Direction, la salle de soins la plus proche. Elle ne pèse rien. Tout en muscles et en nerfs, visiblement. Ca ne m’étonne pas. Je continue de lui parler, en permanence.
 
«  Restez avec moi, bon dieu… Essayez de respirer normalement. Inspirez par le nez, expirez par la bouche... Doucement… Restez avec moi… »
 
Heureusement, la première dans laquelle je rentre est déserte, et c’est avec précaution que je la dépose sur un siège confortable réservé aux patients comme elle.  Tout en râlant dans ma barbe, je me redresse et me lave les mains au lavabo à proximité.
 
«  Tu parles d’une sale journée… Putain, j’te jure… »
 
Je m’attèle à nettoyer la plaie de sa tempe, la rinçant d’abord à l’eau claire et tiède. Le désinfectant viendra plus tard. J’en profite également pour éponger sa lèvre, oeuvrant avec la douceur qui m’est coutumière sur mon lieu de travail.
 
«  Un boulot de rêve … ouais… sans doute. Pas plus cliché, dans le genre non plus … ? »
 
Compresse stérile en main, je claque des doigts de l’autre près de son visage.
 
«  Vous m’entendez, ou pas .. ? C’est quoi votre nom ? »
Revenir en haut Aller en bas
Invité
Anonymous
Invité
MessageSujet: Re: Opium, gloire et tripailles [Ian]   Opium, gloire et tripailles [Ian] I_icon_minitimeJeu 20 Juin - 0:26

Ça y est. Les portes s'ouvrent enfin. La longue attente fait partie du jeu, c'est surement sensé nous mettre en condition. Ça nous permet de réfléchir à notre existence passée, à nos erreurs humaines. On songe. On n'a que ça pour nous tenir compagnie. Je n'ai pas vraiment perdu mon temps à lire quand j'étais encore en vie, mais je-ne-sais-plus-qui a écrit un jour « L'enfer, c'est les autres ». Le purgatoire quand à lui, c'est une pièce vide avec une chaise au milieu. On s'assoit, et on attend l'heure du jugement. A-t-on été véritablement sincère au cours de notre séjour terrestre ? A-t-on été juste, a-t-on été bon ? Que dira-t-on quand on nous demandera de nous justifier ? Va-t-on seulement se défendre ou bien se laissera-t-on emmener sans résistance aux étages inférieurs ?
Mais quand les portes s'ouvrent, je ne me souviens déjà plus d'avoir attendu, d'avoir réfléchi à tout cela. Même dans la mort, on n'a jamais le temps de rien.

Des bras invisibles me déposent sur le siège de l'accusé. Car voyez-vous ici, il faut répondre d'avoir vécu, même si l'on a pas choisi de naître. Il faut se justifier d'avoir existé.
L'assise est confortable, on s'y enfonce agréablement. Autour, tout se noie dans la lumière. Pas une lumière crue et agressive de néon, non. Juste une lueur, claire et diffuse, qui enveloppe tout, qui englobe tout dans un étrange nuage blanc sombre. On murmure dans ce brouillard, on me parle sans doute, d'une voix lointaine, perdue dans ces limbes éthérées. Je ne comprends pas encore bien ce que l'on me dit. Sans doute faut-il un temps pour saisir le langage des anges, parvenir à prêter l'oreille à leur chuchotement aussi infime et pourtant aussi plein de mille nuances que le vent dans les feuilles.  
« ...Pas plus cliché, dans le genre non plus … ? » me murmure Gabriel.
Désolée beau séraphin. Ainsi je suis née, et ainsi je vécu : en cliché. Orpheline, évadée, paumée, agressive, droguée, repentie, galérienne, récidiviste et bagarreuse. Enchainée au sol, j'étais d'ordre trivial, je n'ai jamais eu vos ailes. Je me les suis coupées le jour de ma naissance, les cimes, ce n'était pas pour moi. Mea culpa. Il est des choix que l'on fait sans le savoir, je me suis condamnée à la lutte, à vivre au pied de Babel, quelque part dans un caniveau, le majeur tendu vers le sommet. Non merci mon doux prince, je ne voulais pas monter.
« C'est quoi votre nom ? » reprend mon juge de sa voix sybilline. Je le sens si proche, je crois qu'il a posé son doigt sur ma tempe. Une délicate fraîcheur coule sur mon front, le contact de sa peau d'ange sur la mienne de pècheresse me rince de mes impuretés. Sans doute est-il en train de sonder mon esprit, d'y lire mes dernières arcanes... Mais je n'ai plus rien à cacher.
Je crois bien qu'à cet instant je porte ma main à ma nuque. Je peux presque sentir s'y dessiner cette maudite tâche. Moi qui n'avait rien demandé, on m'a choisie pour m'élever contre l'inconcevable laideur du monde. On a inscrit mon nom sur la liste des appelés. C'est un commandement qui vient sans insigne et sans arme. Un titre sans galon. On m'a élue, et d'abord j'ai refusé. Puis je ne sais comment, j'ai essayé. Pour voir ; pour provoquer le destin, le mettre au défi de tenir ses promesses. J'étais aveugle, et j'ai vu, je les ai vu, si pleins de vices et de cruauté. J'ai multiplié les pains dans leurs faces de canines, j'ai ressuscité mon espoir d'être sur terre pour quelque chose. Et aussi improbable que cela ait été, j'ai marché sur ces eaux de tempête, je n'ai pas sombré. J'ai pris peur alors, alors j'ai bu. Je me suis saoulée pour oublier que je les avais vus et que j'avais survécu. J'ai perdu pied, encore une fois, car mon eau s'était changée en vin. Il ne me restait plus qu'à mourir crucifiée au fond d'une ruelle, parce que vois-tu, vois-tu Gabriel, moi je suis...

… Jésus.

Je souris aux ténèbres de blancheur. Je ris même, un peu, au fond de ma gorge douloureuse. Je ne savais pas que l'on pouvait souffrir au paradis. C'est comme si je pouvais encore sentir les clous dans mes paumes. Enfin, surtout dans la droite. Alors je me dis que peut être, j'ai déjà perdu mon procès et que je gagne peu à peu les enfers. Le blanc qui me noie n'est plus vraiment blanc, des ombres s'y agitent. Une ombre... Gabriel ?... Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Je me suis battue, et j'en ai même tué ! La mort, je l'ai regardée dans les yeux, et puis... Et puis voilà. Je suis assise sur ce siège de l'accusé qui s'enfonce lentement dans le sol.
Tant pis. Tant pis pour tout. Au diable les regrets, au diable ! C'est le cas de le dire. Je ris franchement maintenant, et le blanc vire au gris. Je recouvre mes sensations physiques : ma main, ma tempe, ma lèvre, chaque muscle de mon corps crie au scandale. De pur esprit je reprends forme humaine... Sans doute est-ce là l'ultime supplice : à nouveau et pour toujours enchainé à la terre, dans cette masse de chaire pataude et gourde, limitée en tout et à jamais loin du ciel.

Puis je vois le doc, sa compresse à la main. Je ne suis jamais que dans une salle de soin, toute pleine des douleurs qui m'encombrent. Mon rire se calme lentement avant de mourir dans un sourire béat. Ainsi, ce n'était que ça...

Eh beh... On dirait que vous m'avez pardonnée... Vous m'avez forcément pardonnée, sinon vous m'auriez laissée à la garde d'un pauvre petit interne, non ?... Ou alors les sous-effectifs vous forcent à la sale besogne ?

Ça fait du bien de savoir que son heure n'a finalement pas sonné. Les derniers reflux d'alcool qui habitent encore mes veines s'attardent pour me dispenser une joie diffuse et naïve. C'est aussi simple que cela : Je suis en vie, et Dieu n'existe pas.

Vous savez quoi doc' ? Je vous ai pris pour un ange...

Non... J'ai vraiment dit ça ?
Revenir en haut Aller en bas
Invité
Anonymous
Invité
MessageSujet: Re: Opium, gloire et tripailles [Ian]   Opium, gloire et tripailles [Ian] I_icon_minitimeLun 1 Juil - 23:18

Dans mon dos, j’entends les pas d’une infirmière, probablement appelée par Laura, se glisser à l’intérieur de la pièce et se poster à mes côtés. Je n’ai pas besoin de lui dire quoi faire. Déjà, elle s’active et me seconde dans les soins à donner à la patiente. Tournant la tête vers elle, je viens aussitôt vérifier par moi-même. L’angle du poignet, sa forme et le toucher que je sens sous mon doigt à mon tour vient malheureusement confirmer notre diagnostic préliminaire. Au moins, l’inconscience de la jeune femme aura eu l'avantage de nous permettre de la toucher sans nous prendre un gnon en pleine figure. Elle devra passer une radio. Mais en attendant et faute de mieux, je demande à l’infirmière :

« Trouvez-lui une attèle. »

Et l’autre qui n’ouvre pas les yeux … Dans un soupir, je demeure penché sur elle, lui prends le pouls… tout semble normal. J’aimerais repartir aux urgences pour consulter la feuille d’informations qu'on lui a normalement fait remplir et ainsi pouvoir me renseigner aussitôt sur son identité. Cependant je crains le résultat si je la laisse seule même quelques minutes. Elle serait capable de se lever et de sortir pour se casser autre chose histoire d’en rajouter. Et puis elle commence à bouger. Inlassablement, je répète :

«  Votre nom… ? »

Continuer de lui parler. De tisser un lien avec ce réel qu’elle fuit obstinément. Tu n’as aucune excuse pour fuir comme ça, ma jolie. Alors reviens. Reviens maintenant. Tu auras largement le temps de cuver plus tard, et pour l'heure, j’ai besoin de toi.  Je m’attendais à une réponse lambda. Peut-être un peu hésitante, peut-être longue à venir, mais certainement pas à entendre le nom de …

«  Jésus… ? »

Mes yeux s’écarquillent. Son coup sur la tempe n’avait pas l’air si grave que cela… Mais si je me suis trompé quant à mon jugement et qu’il s’agit de quelque chose de plus grave… Elle délire complètement, et c’est à grands renforts d’eau glacée que je tente de rafraîchir cette fièvre invisible, continuant d’éponger son front avec des gestes aussi calmes que possibles. Elle rit. C’est un rire d’outre-tombe, de revenant, un rire qui n’a rien de joyeux. Un rire qui fait froid dans le dos. Je la retrouve. Elle et son sarcasme, revenus de loin. Revenus pour de bon, et c’est tout ce qui importe. Je retiens une grande inspiration soulagée et me contente de secouer la tête.

«  Taisez-vous et reposez-vous au lieu de dire des conneries… Je fais mon travail. Un « pauvre petit interne » comme vous dites n’aurait pas fait mieux que moi. Ca suffit la lutte des classes, là. »

Ma pauvre. Si tu savais d’où je venais, tu ne m’emmerderais pas tant avec les écarts de richesse, la hiérarchisation, l’expérience, le rang qu’offre le métier… C’est l’inconvénient de passer dans le camp des fortunés. On pardonne tout aux pauvres. On renvoie tout aux riches. L’argent doit faire le bonheur aux yeux du peuple. Il le doit, c’est sa seule et dernière certitude. Celle qui lui permet de croire à l’accomplissement professionnel, l’épanouissement de soi et la montée en grade dans son entreprise. Sinon, à quoi bon suer sang et eau, n’est-ce pas ? Il faut des convictions aussi primaires que celles-ci pour garantir l’ordre et le calme de toute une nation d’endoctrinés.
Mes pensées sont stoppées par la réflexion la plus étrange que je n’ai jamais entendu de la bouche d’un de mes malades
.

« Un ange ? Ma foi… Au moins, je joue tous les rôles avec vous, c’est ça qui est bien ! »

Je me redressai et la regardai un bon moment.

« Bon. Vous allez me dire votre vrai nom, à part Jésus ? Je ne suis pas retourné voir votre fiche de soins, et je préfère autant l’apprendre par vous. Par ailleurs je préfère autant vous dire qu’il va falloir rester tranquille pendant au moins deux semaines. Trois, ce serait encore mieux. On va vous faire passer des radios et remettre tout ça en place avant de plâtrer. Donc interdiction d’abuser de ce côté-là avant un moment. J’espère que c’est clair ? »
Revenir en haut Aller en bas
Contenu sponsorisé
MessageSujet: Re: Opium, gloire et tripailles [Ian]   Opium, gloire et tripailles [Ian] I_icon_minitime

Revenir en haut Aller en bas
 
Opium, gloire et tripailles [Ian]
Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut 
Page 1 sur 1

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
 :: Hors-Jeu :: Ian-